L'augmentation de la précarité constitue non seulement un drame social mais aussi un manque à gagner pour les entreprises. Entre opérations marketing et vraie démarche solidaire, certaines visent désormais spécifiquement cette frange de clientèle.
- Distribution aux Restos du Coeur de Nice, en 2012. REUTERS/Eric Gaillard -
Longtemps, les entreprises ne se sont intéressées aux pauvres que dans les pays pauvres. Parce qu'elles n'avaient pas le choix, elles ont conçu des produits abordables pour tous, sans renoncer à leurs profits, et faisant émerger un nouveau concept, le BOP, ou Bottom of the Pyramid, d'après le nom de l'ouvrage publié en 2004 par le chercheur américano-indien (désormais décédé) C.K. Prahalad [1].
C'est ainsi, par exemple, que le chirurgien indien Devi Shetty a créé des hôpitaux réalisant des opérations cardiaques à bas coût, ou que les opérateurs mobiles africains ou indiens proposent des forfaits mobiles à des prix invraisemblables en Occident. Entre autres.
Mais désormais, les multinationales sont confrontées à un nouveau problème: proposer des offres à bas coût dans les pays occidentaux. Car ici aussi, la pauvreté existe et, pire, s'installe voire s'accentue.
En France par exemple, elle touche environ 14% de la population, soit entre 8 et 9 millions de personnes qui perçoivent moins de 60% du revenu médian, soit moins d'environ 950 euros par mois. Impossible donc de miser sur la progression ininterrompue de la richesse qui permettrait à tous, progressivement, d'avoir accès aux biens toujours plus évolués dont dispose le reste de la population.
Des produits calibrés pour les émergents vendus en Europe
Conscients de ce phénomène, certains n'y vont pas par quatre chemins. Tel Unilever, qui a annoncé haut et fort commercialiser en Europe –et notamment en Espagne– des lessives par petites doses, comme dans les pays émergents.
Le lessivier n'est pas le seul, puisqu'Auchan a lui aussi déclaré vouloir généraliser les conditionnements plus petits, exigeant donc, de la part du consommateur, moins d'avance de trésorerie.
Et pourquoi pas, sauf que, bien entendu, le prix au litre ou au kilo ne baisse pas –voire, parfois, augmente.
D'autres se lancent dans une démarche «low cost»: de l'aérien (Ryanair, Easyjet) au train (IdTGV), de l'automobile (Logan) à la téléphonie mobile (Free mobile), le low cost est devenu ces dernières années un véritable axe stratégique qui, effectivement, rend plus abordable aux plus précaires –et aux autres– des services naguère réservés aux personnes plus aisées.
Sauf qu'il y a deux types de low cost: le low cost «malin», permis par une véritable innovation technologique ou une remise à plat totale des processus de conception et de fabrication. Et celui permis simplement par une baisse de qualité du produit ou du service et/ou une précarisation de la main d'oeuvre. Ce dernier ne résout donc fondamentalement aucun problème.
Le business «social»
S'adresser aux populations les moins aisées sans perdre de l'argent et sans négocier sur la qualité reste en revanche un vrai challenge.
Le sujet fait l'objet de vraies recherches économiques et des grandes écoles de commerce s'en sont saisies. Telle HEC, qui a créé fin 2008 la chaire «social business, entreprises et pauvreté». Son objet? «Faire en sorte que les entreprises donnent aux plus précaires accès à leurs produits, surtout s'il s'agit de produits de première nécessité, mais en évitant le triple écueil: la cannibalisation de leur propre offre, la stigmatisation des personnes visées, et l'effet de seuil (que les plus pauvres se trouvent pénalisés lorsqu'ils le sont un peu moins)», explique Frédéric Dalsace, professeur titulaire de la chaire qui, via notamment l'association Action Tank Entreprise et Pauvreté, aide des entreprises à mettre sur pied ce «business model complémentaire».
Ici, il n'est pas question de profits: l'entreprise accepte des marges nulles ou extrêmement faibles, mais doit cependant éviter de perdre de l'argent.
Concrètement, explique Frédéric Dalsace, «cette démarche suppose de facturer au coût marginal»: ainsi, un restaurant ne facturera que le prix de la nourriture dans l'assiette (le coût marginal) et non celui de la location et de l'équipement du local, ou la paie des cuisiniers ou des serveurs. C'est ainsi que l'initiative «optique solidaire», qui propose aux personnes âgées peu aisées l'accès à des ophtalmologistes puis à des lunettes (montures + verres) à prix réduit, permet aux personnes concernées de n'avoir qu'un reste à payer compris entre 0 et, au maximum, 60 euros, contre souvent 200 en général.
Mais si l'industriel concerné veut que son entreprise reste malgré tout viable, il lui faut éviter que cette offre à marge nulle n'attire le reste de la population, qui peut s'offrir le même service à prix «normal». Car la facturation au coût marginal doit rester... marginale, au risque, sinon, de laminer tous les profits.
«C'est pourquoi les entreprises qui se lancent dans cette démarche s'associent souvent avec des ONG, des associations, ou des acteurs de l'économie solidaires, qui les aident à cibler le public de ces offres», poursuit le chercheur. Essilor, l'une des parties prenantes d'optique solidaire, travaille ainsi avec les mutuelles et assurances, qui ont pu l'aider à cibler les personnes bénéficiant de l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé.
Quel intérêt?
SFR travaille depuis plusieurs années avec Emmaus Defi, pour fournir téléphones portables et abonnements à bas coût (5 euros) aux personnes les plus démunies. Danone se repose sur la Croix Rouge pour expérimenter son programme Malin et la vente de lait Blédina à bas coût pour les familles qui, sinon, risquent de donner trop tôt aux enfants en jeune âge du lait de vache. Et Renault, pour son programme Mobiliz (entretien à prix coûtant des voitures dans des garages solidaires pour les personnes les plus précaires ayant besoin d'une voiture pour leur travail) s'est associé avec Voiture & Co, qui oeuvre pour aider toutes les personnes, y compris les plus fragiles, dans leurs besoins de mobilité.
Entre low-cost et business solidaire, le résultat semble souvent le même pour le consommateur: depuis que Free mobile a lancé son forfait à 2 euros, l'offre solidaire de SFR n'a-t-elle pas pris un coup de vieux? «Sauf que, dans le premier cas, l'entreprise a pour but d'engranger des marges, quand, dans le second, le profit est limité, voire inexistant, alors que la qualité du produit, elle, est la même que pour l'offre basique», explique Frédéric Dalsace. Ce qui ne se voit peut-être pas beaucoup en matière de téléphonie mobile mais plus quand il s'agit de lunettes ou de réparations automobiles.
Quel est l'intérêt pour une entreprise de se lancer dans le «social business»? Le gain en termes d'image est limité. «Celles qui adhèrent à notre programme s'engagent à ne pas communiquer, ou du moins, très marginalement, pour ne pas être accusées, justement, de faire du "marketing" sur le dos des plus pauvres», explique Frédéric Dalsace. En revanche, l'entreprise fidélise malgré tout une clientèle qui, une fois plus aisée, lui restera peut-être attachée.
«Mais elle apprend aussi beaucoup dans cette démarche: elle se met à discuter avec des acteurs nouveaux qu'elle n'avait pas, ou plus, l'habitude de fréquenter. Toutes ces initiatives supposent la mobilisation de multiples acteurs.»
Il faut remettre à plat les process, et les coûts. Une réflexion qui peut se révéler précieuse pour innover... en général. Et donc, cette fois, augmenter les marges.
Catherine Bernard
[1] Fortune at the bottom of the pyramid: eradicating poverty through profits, 2004, Pearson Prentice Hall. Retourner à l'article
Slate.fr
- Distribution aux Restos du Coeur de Nice, en 2012. REUTERS/Eric Gaillard -
Longtemps, les entreprises ne se sont intéressées aux pauvres que dans les pays pauvres. Parce qu'elles n'avaient pas le choix, elles ont conçu des produits abordables pour tous, sans renoncer à leurs profits, et faisant émerger un nouveau concept, le BOP, ou Bottom of the Pyramid, d'après le nom de l'ouvrage publié en 2004 par le chercheur américano-indien (désormais décédé) C.K. Prahalad [1].
C'est ainsi, par exemple, que le chirurgien indien Devi Shetty a créé des hôpitaux réalisant des opérations cardiaques à bas coût, ou que les opérateurs mobiles africains ou indiens proposent des forfaits mobiles à des prix invraisemblables en Occident. Entre autres.
Mais désormais, les multinationales sont confrontées à un nouveau problème: proposer des offres à bas coût dans les pays occidentaux. Car ici aussi, la pauvreté existe et, pire, s'installe voire s'accentue.
En France par exemple, elle touche environ 14% de la population, soit entre 8 et 9 millions de personnes qui perçoivent moins de 60% du revenu médian, soit moins d'environ 950 euros par mois. Impossible donc de miser sur la progression ininterrompue de la richesse qui permettrait à tous, progressivement, d'avoir accès aux biens toujours plus évolués dont dispose le reste de la population.
Conscients de ce phénomène, certains n'y vont pas par quatre chemins. Tel Unilever, qui a annoncé haut et fort commercialiser en Europe –et notamment en Espagne– des lessives par petites doses, comme dans les pays émergents.
Le lessivier n'est pas le seul, puisqu'Auchan a lui aussi déclaré vouloir généraliser les conditionnements plus petits, exigeant donc, de la part du consommateur, moins d'avance de trésorerie.
Et pourquoi pas, sauf que, bien entendu, le prix au litre ou au kilo ne baisse pas –voire, parfois, augmente.
D'autres se lancent dans une démarche «low cost»: de l'aérien (Ryanair, Easyjet) au train (IdTGV), de l'automobile (Logan) à la téléphonie mobile (Free mobile), le low cost est devenu ces dernières années un véritable axe stratégique qui, effectivement, rend plus abordable aux plus précaires –et aux autres– des services naguère réservés aux personnes plus aisées.
Sauf qu'il y a deux types de low cost: le low cost «malin», permis par une véritable innovation technologique ou une remise à plat totale des processus de conception et de fabrication. Et celui permis simplement par une baisse de qualité du produit ou du service et/ou une précarisation de la main d'oeuvre. Ce dernier ne résout donc fondamentalement aucun problème.
S'adresser aux populations les moins aisées sans perdre de l'argent et sans négocier sur la qualité reste en revanche un vrai challenge.
Le sujet fait l'objet de vraies recherches économiques et des grandes écoles de commerce s'en sont saisies. Telle HEC, qui a créé fin 2008 la chaire «social business, entreprises et pauvreté». Son objet? «Faire en sorte que les entreprises donnent aux plus précaires accès à leurs produits, surtout s'il s'agit de produits de première nécessité, mais en évitant le triple écueil: la cannibalisation de leur propre offre, la stigmatisation des personnes visées, et l'effet de seuil (que les plus pauvres se trouvent pénalisés lorsqu'ils le sont un peu moins)», explique Frédéric Dalsace, professeur titulaire de la chaire qui, via notamment l'association Action Tank Entreprise et Pauvreté, aide des entreprises à mettre sur pied ce «business model complémentaire».
Ici, il n'est pas question de profits: l'entreprise accepte des marges nulles ou extrêmement faibles, mais doit cependant éviter de perdre de l'argent.
Concrètement, explique Frédéric Dalsace, «cette démarche suppose de facturer au coût marginal»: ainsi, un restaurant ne facturera que le prix de la nourriture dans l'assiette (le coût marginal) et non celui de la location et de l'équipement du local, ou la paie des cuisiniers ou des serveurs. C'est ainsi que l'initiative «optique solidaire», qui propose aux personnes âgées peu aisées l'accès à des ophtalmologistes puis à des lunettes (montures + verres) à prix réduit, permet aux personnes concernées de n'avoir qu'un reste à payer compris entre 0 et, au maximum, 60 euros, contre souvent 200 en général.
Mais si l'industriel concerné veut que son entreprise reste malgré tout viable, il lui faut éviter que cette offre à marge nulle n'attire le reste de la population, qui peut s'offrir le même service à prix «normal». Car la facturation au coût marginal doit rester... marginale, au risque, sinon, de laminer tous les profits.
«C'est pourquoi les entreprises qui se lancent dans cette démarche s'associent souvent avec des ONG, des associations, ou des acteurs de l'économie solidaires, qui les aident à cibler le public de ces offres», poursuit le chercheur. Essilor, l'une des parties prenantes d'optique solidaire, travaille ainsi avec les mutuelles et assurances, qui ont pu l'aider à cibler les personnes bénéficiant de l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé.
SFR travaille depuis plusieurs années avec Emmaus Defi, pour fournir téléphones portables et abonnements à bas coût (5 euros) aux personnes les plus démunies. Danone se repose sur la Croix Rouge pour expérimenter son programme Malin et la vente de lait Blédina à bas coût pour les familles qui, sinon, risquent de donner trop tôt aux enfants en jeune âge du lait de vache. Et Renault, pour son programme Mobiliz (entretien à prix coûtant des voitures dans des garages solidaires pour les personnes les plus précaires ayant besoin d'une voiture pour leur travail) s'est associé avec Voiture & Co, qui oeuvre pour aider toutes les personnes, y compris les plus fragiles, dans leurs besoins de mobilité.
Entre low-cost et business solidaire, le résultat semble souvent le même pour le consommateur: depuis que Free mobile a lancé son forfait à 2 euros, l'offre solidaire de SFR n'a-t-elle pas pris un coup de vieux? «Sauf que, dans le premier cas, l'entreprise a pour but d'engranger des marges, quand, dans le second, le profit est limité, voire inexistant, alors que la qualité du produit, elle, est la même que pour l'offre basique», explique Frédéric Dalsace. Ce qui ne se voit peut-être pas beaucoup en matière de téléphonie mobile mais plus quand il s'agit de lunettes ou de réparations automobiles.
Quel est l'intérêt pour une entreprise de se lancer dans le «social business»? Le gain en termes d'image est limité. «Celles qui adhèrent à notre programme s'engagent à ne pas communiquer, ou du moins, très marginalement, pour ne pas être accusées, justement, de faire du "marketing" sur le dos des plus pauvres», explique Frédéric Dalsace. En revanche, l'entreprise fidélise malgré tout une clientèle qui, une fois plus aisée, lui restera peut-être attachée.
«Mais elle apprend aussi beaucoup dans cette démarche: elle se met à discuter avec des acteurs nouveaux qu'elle n'avait pas, ou plus, l'habitude de fréquenter. Toutes ces initiatives supposent la mobilisation de multiples acteurs.»
Il faut remettre à plat les process, et les coûts. Une réflexion qui peut se révéler précieuse pour innover... en général. Et donc, cette fois, augmenter les marges.
Catherine Bernard
[1] Fortune at the bottom of the pyramid: eradicating poverty through profits, 2004, Pearson Prentice Hall. Retourner à l'article
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