Parmi les outrages à notre intelligence, je place en numéro Un l’espérance en un monde meilleur. J’accuse les instructeurs spirituels de mentir par compassion, hypocrisie ou par ignorance des échéances ultimes. Les plus clairvoyants ont la lucidité qui se brouille. Une remarque de Steiner sur les mensonges de la presse illustre ce fait :
« Quand on pense que nous vivons à l’époque de la «civilisation des journaux», on n’a pas le droit de dire par exemple qu’on a peu d’espoir de voir se développer une culture de la probité. Il faut plutôt dire qu’il est d’autant plus nécessaire de faire tout ce qui peut conduire à cette civilisation de l’honnêteté. »
Lorsqu’on sait que la «civilisation des journaux» a été mise en place pour authentifier le mensonge et la propagande, on peut vraiment se demander ce qu’est la «culture de la probité» et comment à partir d’une civilisation du mensonge, on peut aboutir à celle de l’honnêteté ?
Ici, l’instructeur spirituel insiste pour que nous développions une «culture de la probité» d’une manière pressante et culpabilisante: «on n’a pas le droit de dire par exemple qu’on a peu d’espoir de voir se développer une culture de la probité». Or, près d’un siècle après que ces mots aient été prononcés, où est la «culture de la probité» ?
On suppose que les disciples de Steiner ont compris le message et qu’ils se sont imposés de la probité, spécialement dans la mise en circulation de leurs écrits. En cela, ils sont de bonne foi. Nous essayons de nous y tenir individuellement, sachant que la vérité est toujours hors d’atteinte, mais qu’il faut bien communiquer et que cela se trouve inévitablement entaché d’erreurs, de subjectivité et sans doute de mauvaise foi.
Donc, depuis au moins 80 ans, les anthroposophes steinériens cultivent l’espoir de faire naître une culture de probité dans la « civilisation des journaux », laquelle fut dénoncée par leur maître comme une pure invention du diable à deux têtes – Lucifer / Ahriman.
Steiner révélait à l’issue de la guerre 14-18, que durant les années qui venaient de s’écouler, c’est-à-dire depuis le début du 20ème siècle jusqu’aux années 20, « aucune vérité n’avait été imprimée dans la presse ». A cela nous ajoutons que, un siècle plus tard, nous en sommes au même point, en dépit de notre espoir en une «civilisation de l’honnêteté ».
Qu’en sera-t-il au siècle prochain et dans les temps plus lointains, sachant que Steiner a prophétisé un durcissement extrême de la pression démoniaque sur la civilisation? Il n’a pas prédit l’avènement d’une civilisation de l’honnêteté mais, au contraire, d’un mensonge aggravé (cf. commentaires de Steiner sur la Bête 666).
Dès lors, pourquoi inciter les gens à rêver en leur déclarant qu’ils n’ont pas le droit de dire qu’il n’y a pas d’espoir de voir arriver un miracle? Car il s’agit bien ici de l’espérance en un miracle qui bouleverserait l’inéluctable progression de la prophétie apocalyptique.
Bien entendu, on est libre d’espérer l’avènement d’une «civilisation de l’honnêteté» dans 500000 ans, ce qui devrait correspondre à la limite extrême de l’âge noir. Dans ce cas, l’espoir fait vivre, effectivement.
Or, nous en sommes seulement au 5ème millénaire depuis le début historique de l’âge noir, en dépit des espérantistes qui se croient déjà dans l’âge d’or depuis le 19ème siècle – comme Steiner le prétendait de manière surprenante. On ne sait où fut puisée l’idée que l’âge noir, qui vient tout juste de commencer selon la chronologie ésotérique traditionnelle, serait déjà derrière nous ?
Là encore, les instructeurs spirituels authentiques ou les lucifériens du nouvel-âge sont tombés d’accord pour nous interdire de penser qu’on a le droit d’avoir peu d’espoir en un miracle. Pour le nouvel-âge, le rêve est la réalité, c’est une affaire entendue, mais qu’en est-il des instructeurs spirituels sérieux qui sont tenus de dire la vérité ?
Je dois avouer un fait surprenant et qui me scandalise encore, alors que je devrais être blasé après avoir étudié de nombreuses doctrines contradictoires, et passé trente ans à comparer les données. Je constate que les écoles spirituelles et les sociétés initiatiques, aussi opposées soient-elles au plan doctrinal, observent un consensus pour dissimuler la vérité sur l’état réel de la civilisation et son évolution dans les siècles à venir.
Et pourquoi ? Parce qu’il ne faut pas désespérer les troupes. Il ne faut pas créer d’inquiétudes. Il faut sécuriser les gens dans leur mode de vie actuel.
Et pourquoi ? Parce que l’immense majorité des organisations religieuses, spirituelles, initiatiques, et ésotériques n’ont pas pour but premier de libérer leurs adeptes du circuit terrestre, mais plutôt de leur faire espérer un futur radieux sur la terre de la déportation.
D’autre part, il est politiquement plus facile de diriger une organisation en évitant que ses membres s’inquiètent au sujet de leur sécurité physique et psychologique. C’est pourquoi les mouvements spirituels n’aiment pas que des théories conspirationistes pénètrent en leur sein. Le diable doit rester virtuel, une sorte de fantôme qui vient titiller nos points faibles, éventuellement pour nous apprendre à devenir meilleur, mais qui n’a pas de consistance dans le monde réel.
Il s’agit d’un problème très complexe qui est en rapport avec notre structure psychique fondée sur la survie à court terme. Le stress de la recherche constante de sécurité nous fait aspirer à un bien être permanent d’instant en instant. Nous sommes à la recherche d’une amélioration, d’une stabilité et d’une tranquillité. Nous luttons pour la trouver et la retenir lorsqu’enfin un certain équilibre est atteint.
C’est notre démarche à tous dans l’existence, que l’on soit matérialiste, idéaliste ou spirituel. Or, indépendamment de la recherche de la sécurité, notre âme aspire à la liberté spirituelle, et cela nous met dans une situation étrange, parfois très inconfortable lorsqu’en nous le pôle idéaliste domine sur le pôle pragmatique.
Certains aspirent à une vie libérée des liens de ce monde mais, en attendant ce jour… il faut manger. Or notre civilisation ne permet plus de vivre dans une austérité monacale ou la frugalité des îles bienheureuses. L’entretien du corps implique de dépenser une énergie énorme en infrastructures et en machines. On ne se fait pas sadhu en Occident.
L’automobile est devenue un cinquième corps sans lequel on ne plus bouger, ni survivre. On ne travaille pas sans voiture, et l’on travaille pour payer la voiture et le mode de vie qui l’accompagne. Et ainsi de suite pour tout ce qui relève de notre confort matériel.
De ce fait, les organisations spirituelles qui préconisent une élévation de l’âme ont compris qu’elles risquaient d’être désertées en s’attaquant à l’esprit matérialiste et sécuritaire de leurs adeptes. Il leur faut des membres intégrés dans la société pour financer les lieux de réunion et les diverses activités. Être intégré dans la société implique de servir la civilisation moderne, la renforcer, alors, on ne va pas troubler les esprits en leur révélant ce qu’est vraiment cette civilisation et ce qu’elle risque probablement de devenir.
On veut bien déplorer quelques aspects superficiels comme les mystifications de la science, par exemple – mais globalement, le mot d’ordre est à l’adaptation et contre l’esprit critique.
Comment faire rentrer des cotisations si les membres d’une organisation sortent du système pour mener une vie communautaire ? Le mode de vie communautaire n’est donc pas à l’honneur dans les organisations spirituelles. On invoque toutes sortes de fausses raisons pour ne pas s’organiser ensemble matériellement. Chacun sa maison, chacun sa voiture, chacun ses vacances, chacun sa retraite… C’est ainsi qu’on vit la fraternité spirituelle de l’âge noir. On partage l’idéal, et cela suffit.
Le pragmatisme des organisations idéalistes diverses et variées ne les incite pas à couper la branche sur laquelle elles sont assises. Au contraire, le bon sens politique les incline à faire profil bas par rapport au matérialisme et à son noyau : la névrose sécuritaire ! Dès lors, la contestation de la civilisation, de la technologie noire, le démasquage des puissances sous-jacentes ainsi que leur relais visibles, est tabou. On ne doit pas en parler.
L’argument qui justifie de faire l’impasse sur la nature très spéciale de notre civilisation est généralement d’ordre spirituel ou moral..«Il ne faut pas renforcer le négatif ! » ; « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire !», etc.
On peut se demander pourquoi les chercheurs de vérité craignent tant une vérité qui, dit-on, les «affranchira»? Sans faire de l’ironie facile, on peut comprendre cette position réaliste car nul n’est libéré dans les contingences sociales qui nous obligent chaque jour à vivre une vie qui ne nous convient pas.
Après ces remarques, retrouvons la question du début : la quête de la vérité s’accommode-t-elle de l’espoir en un monde meilleur ? Ma réponse est négative. Je constate que dans leur souci louable d’améliorer la civilisation, les spiritualistes se font les traîtres de la vérité.
J’admets que pour l’individu ordinaire, il est indispensable d’espérer en peu de confort moral et matériel et que cela implique d’espérer que la civilisation entière va également aller vers une amélioration. Or, la civilisation ne va pas s’améliorer par un miracle qui mettrait mystérieusement l’âge noir sur le rail de l’âge d’or.
On peut s’affliger que des esprits conscients des puissances qui mènent le jeu et que des instructeurs spirituels de l’envergure de Steiner, aient choisi d’entretenir l’espérance dans le progrès de l’évolution, alors que devant des cercles privés, ils ont affirmé le caractère inéluctable de la décadence dans les siècles et les millénaires à venir.
Joël Labruyère