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Actualité Débattre Les grands entretiens Nicole Le Douarin : "L'anormal fait comprendre le normal"
Membre du Collège de France, la biologiste Nicole Le Douarin raconte son aventure hors norme dans son livre "Dans le secret des êtres vivants" (Robert Laffont).
On l'appelle la "faiseuse de chimères". Ses créatures mi-poulets, mi-cailles et ses poussins mutants ont ouvert la voie à la recherche sur les cellules souches et la médecine régénérative. Nicole Le Douarin est l'un des plus grands spécialistes du développement de l'embryon. Membre du Collège de France, de l'Académie des sciences et de la National Academy of Sciences américaine, elle continue, à 81 ans, d'explorer les mystères du vivant. Son livre a ému le Prix Nobel de biologie Jules Hoffmann. Rencontre.
Le Point : Un jour, en 1969, vous créez votre première chimère...
Nicole Le Douarin : J'ai prélevé sur un embryon de poulet un grand morceau de sa moelle épinière à l'endroit où se forment les ailes. À la place, j'ai greffé un fragment correspondant d'un embryon de caille. L'expérience a réussi. Non seulement la greffe a pris, mais les cellules de caille, que je pouvais reconnaître grâce à un marqueur qu'elles possèdent, se sont propagées à partir du greffon dans les tissus du poulet.
Grâce à ma chimère caille-poulet, j'ai pu étudier le rôle mal connu jusque-là d'une petite zone située au contact de la moelle épinière et du cerveau, que l'on appelle la "crête neurale". C'est la fabrique de certaines cellules souches de l'embryon qui vont ensuite se transformer en cellules nerveuses et pigmentaires, par exemple, et se localiser dans divers organes comme la peau ou l'intestin. Cette crête neurale, dont sont dotés tous les vertébrés, leur aurait permis de développer, il y a environ 500 millions d'années, une tête avec un plus gros cerveau et de tirer ainsi leur épingle du jeu dans l'évolution.
En échangeant les cerveaux entre des oiseaux d'espèces différentes, n'avez-vous jamais eu l'impression de jouer à l'apprenti sorcier ?
Au début, je n'amenais pas les chimères à leur terme. Je me contentais d'étudier les cellules dans l'embryon. Et puis, un jour, j'ai fait éclore un poussin chimère, il avait une partie du corps noire, comme une caille, l'autre jaune, comme un poulet. Dès lors, j'ai laissé vivre les chimères pour étudier le développement de leur cerveau. C'est l'un de ces poulets qui a permis d'identifier le gène dont la mutation serait responsable de certaines formes d'épilepsie chez l'homme.
Vous faites de l'embryologie expérimentale. Autrefois, on faisait aussi de la "tératologie expérimentale", étymologiquement la "science des monstres". Pourquoi les monstres vous fascinent-ils tant ?
C'est en observant les "monstres" conservés dans le formol des cabinets d'anatomie que la médecine a commencé à étudier les anomalies du développement de l'embryon. L'anormal permet souvent de comprendre le normal. L'erreur dans le mécanisme vous révèle la manière dont il fonctionne. Aujourd'hui, on ne se contente plus d'observer les anomalies, on les provoque.
On perturbe le mécanisme pour voir l'effet produit. Par exemple, comment se développe un oeuf de grenouille qu'on a secoué au point que les composants internes se sont mélangés. Nous appelons cela "faire parler la nature". Le chemin de la connaissance, c'est l'expérimentation. Il faut comprendre le comment avant de chercher le pourquoi.
Comment la nature s'y prend-elle pour transformer en un être humain la petite sphère de matière vivante d'un dixième de millimètre de diamètre, cette première brique du vivant qu'est la cellule. Vous avez sous les yeux des cellules qui se divisent, s'organisent, migrent dans tout l'embryon, mais elles le font si vite que beaucoup de choses vous échappent. Les chimères permettent de découvrir le "destin" des cellules. On a pu pister les cellules de caille dans les embryons de poulet.
Et là vous découvrez que les cellules "ne font pas ce qu'elles veulent"...
Les cellules de l'embryon n'ont pas le choix de leur destination, sinon il ne serait qu'un amas de cellules disposées d'une manière anarchique. Au cours du développement se forment des chemins balisés que la cellule reconnaît et dans lesquels elle s'engage. Une fois arrivée à destination, elle reçoit un signal pour se transformer en cellule de muscle, de foie ou d'os.
Lorsque les cellules du père et de la mère fusionnent, il faut qu'il y ait un "plan" dans les semences des deux parents pour que l'oeuf perpétue la même espèce. Ce programme, qui se déploie au cours du développement de l'embryon, est entièrement inscrit sous une forme condensée dans la molécule d'ADN, porteuse du patrimoine héréditaire, qui va assurer la continuité de l'espèce.
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Un article de Christophe Labbé et Olivia Recasens, publié par Le point
