Dans tous les médias, on ne parle plus que des gilets jaunes ces jours-ci. Ils ont le mérite de nous faire partir à la rencontre de ces gens du peuple, de leur raz-le-bol qui va bien au-delà du prix des carburants : pouvoir d'achat, précarité, déserts ruraux, ... une colère attrape-tout comme le titre Mediapart. La revanche des classes populaires face aux élites a-t-elle sonnée ? Je ne le pense pas - ou en tout cas pas encore - car ce mouvement se trompe de combat. Dilué et inaudible dans le brouhaha médiatique, il restera attaché aux seules taxes sur l'essence et le gazole.
Une mesure écologique
Décidée par le précédent gouvernement, et appliquée par l'actuel, cette hausse des taxes sur l'essence et surtout le diesel est pour l'instant la seule politique environnementale tangible contre le plus grand péril de notre temps : la crise écologie dans son ensemble et le changement climatique en particulier (nous savons depuis les premières annonces de l'ex-ministre M.Hulot que la politique écologique de ce gouvernement se résume à de bonnes intentions et des effets d'annonce).
Certes cette mesure simple et assez brutale est loin d'être parfaite : des secteurs entiers - ceux qui ont su s'organiser en lobbys - sont plus ou moins exonérés : avions, paquebots, camions, agriculteurs... (cf le blog de Vilmauve) ; les accompagnements pour la transition écologique sont quasi inexistants (transports en communs, transports doux, urbanisme... ; le monde rural est beaucoup plus affecté que les grandes agglomération et dispose de très peu d'alternatives à la voiture.
Mais cette mesure douloureuse est indispensable. Elle aurait déjà du être prise il y a bien longtemps. Elle ne fait qu'anticiper une hausse inexorable des prix de l'énergie (n'en déplaise aux économistes, les réserves de pétrole ne sont pas inépuisables). Elle est une condition préalable à l'émergence d'un modèle de société plus sobre. Il faut être lucide et ne pas s'attendre à ce qu'un quelconque gouvernement prenne en main tous les citoyens pour tout remplacer par des solutions miracles; les agro-carburants, la voiture électrique et autres promesses techniques ne sont que des chimères. Il n'est qu'une solution viable : réduire nos besoins, réduire notre consommation, réduire notre dépendance dans l'automobile.
Nos carburants sont une drogue
Le sujet du pouvoir d'achat revient régulièrement dans le débat public, alors que dans les faits, notre niveau de vie - en termes purement quantitatifs - n'a jamais été aussi élevé qu'aujourd'hui (à quelques très rares exceptions près, la croissance économique est largement supérieure à la croissance démographique depuis la fin de la seconde guerre mondiale). Aucune autre civilisation n'a disposé d'autant de biens et de services que la nôtre, et il est inéluctable que les générations futures ne disposeront plus du même confort matériel que nous. Cela ne fait pas pour autant de la colère des gilets jaunes un caprice de nantis. Notre croissance économique incroyable n'a été rendue possible que parce que le système nous poussé à la sur-consommation; nous sommes tous devenus des drogués de la consommation, de la consommation de carburant en particulier. Nous avons étendu nos villes (et nous continuons à le faire), dispersé nos emplois, nos lieux de vie, nos services du quotidien (commerces, hopitaux, écoles, etc...), nos familles et nos amis, ... et nous sommes devenus hyper-dépendants de nos automobiles et du carburant qui les alimente.
Quand le prix de la drogue augmente, ces sont les plus pauvres qui sombrent les premiers. Le monde rural a été dépeuplé et saccagé pour le développement de l'automobile, et il en est malheureusement aujourd'hui le plus accoutumé.
Le hausse du prix des carburants est une mesure vitale de désintoxication. La consommation de tabac n'aurait jamais diminuée si le prix du paquet de cigarettes n'avait pas été porté à un tel niveau. Elle ne doit évidemment pas demeurer la seule action publique : tout le monde doit être à la même enseigne en commençant par les plus riches qui sont aussi les plus polluants, la publicité pour les automobiles devrait être interdite, tout comme les bolides qui tournent en rond sur des circuits automobiles, l'urbanisme doit être repensé, les services publics en milieu rural reconstruits, les transports en communs étendus, etc, etc... Mais nous devrons tous passer à un moment ou un autre par une phase de désintoxication.
Du danger d'un mouvement de masse incontrôlé
Les fondements de cette révolte sont légitimes, mais quoi qu'il arrive, et quelque-soit la quantité de papiers dans les journaux, elle restera incomprise. Le gouvernement reculera peut-être sur les taxes du gazole, tout comme les bonnets rouges ont pu bloquer l'éco-taxe, mais que retiendra-t-on ? Uniquement la taxation impossible des carburants. L'ordre établi ne changera pas, les élites dirigeantes n'en seront que plus méprisantes (pour ne pas dire corrompues), les inégalités continuerons à se creuser et l'immobilisme écologique sera renforcé (puisque les "français s'y opposent").
Un mouvement de masse spontané, hors de toute structure (qu'il s'agisse de partis politiques, de syndicats, de mouvements associatifs, de médias...) est vrai danger pour le pouvoir en place, mais il risque d'emporter la démocratie avec lui. Il renvoie à de sombre souvenirs. Comme l'a si bien montré Hannah Arendt, ces masses déracinées socialement et culturellement, en rejetant les élites et le pouvoir dans leur ensemble dégradent les structures même de la société; elles ont été mises à profit par les régimes totalitaires du XXème siècle et constituent le terreau des populismes du XXIème siècle (de Trump au Brexit, du mouvement cinq étoiles à Bolsonaro) qui excellent dans la manipulation de ces masses.
Même pour celui qui réprouve la politique des MM Macron et Philippe, la fronde des gilets jaunes n'est pas une bonne nouvelle.
club médiapart