Google a annoncé il y a quelques jours travailler à une modification de son algorithme de classement des résultats de recherche dans le but de lutter contre les contenus « négationnistes » et plus généralement les contenus « ne faisant pas autorité ».

Cette annonce fait suite à la campagne de lobbying des médias américains et du camp démocrate estimant que le succès de Donald Trump à l’élection présidentielle, dont ils ne semblent pas vouloir se remettre, avait été obtenue grâce à une campagne de désinformation orchestrée par la Russie sur les réseaux sociaux.

Plus récemment le Guardian, sous la plume de Carole Cadwalladr, dénonçait le fait que le moteur de recherche faisait remonter en tête de ses résultats des sites négationnistes en réponse à la question : « Did the holocaust really happen ». Le premier lien résultant de cette requête renvoie en effet au site suprémaciste stormfront.org et à un article listant les « 10 raisons selon lesquelles l’holocauste n’a jamais eu lieu ».

 

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Si depuis, une tentative de ménage a semble-t-il été effectuée par Google, son efficacité semble très limitée. La même recherche effectuée aujourd’hui ne change en effet pas grand-chose au fond du problème.

 

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Si Stormfront.org n’apparaît plus en première page, deux des trois premiers résultats sont négationnistes.

En réalité, le problème, n’en déplaise aux journalistes comme Mme Cadwalladr, ne provient pas de Google, dont l’algorithme de classement a pour fonction, ainsi que l’ont répété ses ingénieurs, de « fournir la réponse la plus adaptée et la plus pertinente à la demande ».

Le « Pagerank » a été conçu originellement par les fondateurs de la firme sur un modèle universitaire et l’algorithme est inspiré de la méthodologie d’évaluation de la recherche dans l’enseignement supérieur américain en fonction du nombre de publications d’articles et de leur fréquence de citation. Ce modèle permet ainsi de faire remonter les résultats jugés les plus « pertinents » à une requête donnée, essentiellement en fonction de la fréquence de citation des pages contenant les mots clefs. Ce modèle tient également compte de la « réputation » des pages (toujours en fonction de leur fréquence de citation) contenant les liens vers les pages correspondant à la requête. Le modèle de Google est donc avant tout un modèle fondé sur l’itération et l’inter-citation, il est par conséquent incapable d’évaluer la « véracité » d’une page, son respect du droit en fonction des différentes législations nationales et les problématiques liées à l’incitation à la haine, au racisme ou au négationnisme. Il est par ailleurs techniquement impossible de prendre en compte de telles considérations, du fait notamment des différences entre les législations nationales et leur appréciation de la « liberté d’expression », c’est à dire de la gamme et de la variété des opinions ayant accès à l’espace public.

Le problème c’est la requête, pas le résultat

Le problème soulevé par certains journalistes et Mme Cadwalladr ne vient donc pas du fait que Google propose des pages web négationnistes ou racistes en réponse à des requêtes s’interrogeant sur l’existence réelle de l’holocauste, mais de la question elle-même. Ce type de question qui interroge la véracité de la Shoah renvoie forcément à des pages ou des sites négationnistes, pour la simple raison que la remise en cause de la réalité de ce fait historique correspond très précisément à la définition du négationnisme. Il paraît ainsi aberrant ou incompréhensible d’être choqué que Google renvoie des résultats négationnistes lorsqu’on lui adresse précisément une requête …négationniste, même si, comme le dit Mme Cadwalladr :  « Vos enfants pourraient y être exposés.»

L’indignation de la journaliste du Guardian ou encore de ceux de la BBC, qui s’indignaient sur le même modèle disant que Google propose des pages web racistes dans les résultats à la requête : « Les noirs sont-ils intelligents ? », renvoie à un problème intellectuel de la classe journalistique qui semble tout à coup découvrir que l’eau mouille ou que le feu brûle et qui trouve cela insupportable.

La question posée par Carole Cadwalladr « estimons-nous qu’il soit acceptable de propager un discours de haine, de promouvoir des mensonges, alors que le monde devient de plus en plus sombre et trouble ? » témoigne en réalité de la confusion intellectuelle dans laquelle se trouvent les élites journalistiques sur ces sujets. Est-ce Google qui « propage la haine » en fournissant des résultats correspondants précisément à une requête raciste ou négationniste ? Google fait son travail et ce pour quoi il a été conçu, et plutôt bien. N’importe quel utilisateur peut ainsi accéder au blog du négationniste français Robert Faurisson en tapant la requête « l’holocauste a-t-il eu lieu ? ». Il est tout à fait logique qu’il en soit ainsi, car, tout comme l’eau mouille ou le feu brûle, Robert Faurisson est négationniste, et il est même la « référence » dans ce domaine.

Cette nouvelle campagne médiatique contre la neutralité du web trouve son origine dans une mauvaise connaissance technique du mode de fonctionnement du référencement de Google de la part des élites journalistiques, mais également dans la confusion mentale qui procède de la régression intellectuelle. Cette dernière empêche la perception de la distinction entre le messager et le message, entre les modalités techniques et le contenu véhiculé, elle conduit à une pensée magique qui fonctionne par amalgame et sur la logique régressive du « bouc émissaire ». C’est ainsi Google qui devient coupable de fournir des résultats à des questions négationnistes, à la place des utilisateurs et des négationnistes eux-mêmes, alors que le moteur n’est qu’un intermédiaire entre une question et un contenu tous les deux préexistants.

Une privatisation de la « vérité »

En réalité, la question qui devrait être posée et que ne soulève à aucun moment Carole Cadwalladr est celle de la liberté d’expression et de la publication d’opinions et de contenus racistes ou négationnistes sur Internet. Sur ce sujet, les législations sont relatives aux différents contextes nationaux et relèvent de l’appréciation des représentations politiques. La France puni la contestation de crime contre l’humanité, depuis la loi Gayssot de 1990, notamment en fonction des moyens énoncés à l’article 23 du code pénal relatif à la liberté de la presse, qui couvre le champ de communication « par voie électronique » mais également toute « incitation à la haine » fondée notamment sur la race ou la religion, depuis 1881.

Plutôt que d’accuser le moteur de recherche Google de « propager des discours de haine », la journaliste du Guardian devrait ainsi plutôt interpeller son gouvernement sur la législation de la Grande-Bretagne qui ne dispose pour l’instant pas de lois permettant de sanctionner le négationnisme. De même, alors que la BBC ou le journal Zdnet s’émeuvent de la présence du site de Robert Faurisson ou de sites racistes à des requêtes mettant en cause l’existence de l’holocauste ou l’intelligence des noirs dans les résultats renvoyés par Google, il faut rappeler que l’incitation à la haine raciale est punie par la loi en Grande-Bretagne aussi bien que le négationnisme en France. Est-ce à Google de se charger de faire appliquer les législations en lieu et place des institutions nationales ?

En réalité, face au laxisme des différents exécutifs nationaux, qui se sont dotés pour certains des moyens techniques d’interdire l’accès aux sites Internet faisant l’apologie du terrorisme et qui pourraient donc élargir la mesure au cas du négationnisme, nous assistons à une campagne médiatique visant, sous couvert d’une « responsabilisation des acteurs du web », à développer des dispositifs privés de censure et de contrôle de la liberté d’expression.

Face à la polémique concernant les résultats négationnistes, Google a ainsi annoncé qu’il allait revoir son algorithme afin d’écarter les résultats « qui ne font pas autorité ».  Les équipes de la firme travaillent sur ce sujet depuis plusieurs années et ont mis en place une base de données des faits considérés comme « fiables » connue sous le nom de Knowledge Vault, un processus de « fact checking » automatisé reposant sur des sites considérés comme « fiables » par le moteur, par exemple le « CIA factbook ». Cependant, comme je le signalais dans un article de 2015, les sources considérées comme « fiables » par Google ne représentent sur les sujets mouvants, qu’un état du consensus à un moment donné. Notre connaissance des événements et de la réalité des faits étant en évolution, le risque consiste à présenter sur cette base une vérité « figée » ou « attardée » sur le web, incapable d’évoluer au même rythme que les découvertes scientifiques ou journalistiques. Sur la base d’un tel processus d’évaluation, combien de temps aurait-il fallu pour que la vérité concernant les armes de destruction massive de Saddam Hussein émerge dans les résultats de Google ?

Cela pose indubitablement un sérieux problème, surtout lorsque les médias et les sources considérés traditionnellement comme « fiables » se trouvent engagés dans un processus d’influence et de construction de l’opinion publique. Dans notre société de la communication, c’est le cas sur tous les sujets touchant à la politique ou comportant des enjeux financiers. La campagne d’intoxication de l’opinion publique à l’occasion de la libération d’Alep nous a fourni récemment un exemple de manipulation massif des faits et d’inversion de la réalité dictée par les intérêts et les objectifs géostratégiques occidentaux.

Ce n’est bien évidemment pas à Google de chercher à « établir la vérité » à notre place. Et certainement pas à partir d’une base de données basée sur un processus automatisé utilisant un algorithme sous copyright. Pouvons-nous déléguer ses questions à un algorithme ?

La vérité peut-elle être établie par un algorithme ? Quelle distorsion de la réalité sur Internet, et de notre perception de la réalité, peut induire un tel processus ?

Sous la pression de la théorie du complot propagée par les grands médias et leur candidate Hillary Clinton contre les « Fake news », accusées d’être téléguidées par la Russie et d’avoir fait basculer l’élection présidentielle américaine en faveur de Donald Trump, Facebook à également annoncé la mise en place d’un système d’évaluation de l’information destiné à masquer les informations considérées comme mensongères circulant sur son réseau. Ce dernier sera basé sur un processus de « fact checking » confié à des acteurs privés, comme Associated Press ou encore le Washington Post… Cela revient dans les faits à confier la vérification de la « fiabilité » des informations à des médias qui se sont largement illustrés par leur parti-pris, leur propension à manipuler l’information et à produire des « fake news », ainsi que l’a révélé la campagne présidentielle américaine. Le Washington Post a par exemple complaisamment diffusé la théorie du complot du staff de campagne d’Hillary Clinton concernant la manipulation russe de l’élection ou encore les accusations de la CIA concernant l’origine russe des « Podesta leaks » ayant révélé l’ampleur de la collusion entre les médias et… l’équipe de campagne de Mme Clinton. L’initiative de Facebook revient ainsi à confier aux acteurs engagés dans la fabrication et la manipulation de l’information le monopole d’un ministère virtuel de la vérité.

Alors que ces initiatives visent à privatiser le processus de censure en lieu et place des représentations nationales et du débat politique et à imposer un monopole privé de la « vérité », il faut s’interroger sur ce que peut nous apprendre et nous dire le phénomène négationniste. S’il semble légitime de vouloir protéger nos enfants des théories diffusées par Robert Faurisson, nous devrions cependant nous interroger sur ce que nous disent ces dernières de notre rapport au savoir et sur le phénomène de la dissonance cognitive.

La Shoah fut le plus ignoble, le plus machiavélique et le plus gigantesque complot de l’histoire. Ce complot était destiné à faire disparaître des millions de personnes dans « la nuit et le brouillard », tout en gardant cette entreprise d’élimination à l’échelle industrielle secrète. Le machiavélisme de la Shoah a notamment consisté à masquer la finalité du processus aussi bien aux opinions publiques européennes qu’à ses futures victimes. C’est précisément la culture du secret entourant la « solution finale » à toutes ses étapes, de sa conception lors de la conférence de Wannsee jusqu’à ses modalités pratiques reposant sur la parcellisation de l’information et des responsabilités, l’utilisation d’un double langage destiné à masquer la réalité des faits, le choix de l’implantation des camps d’extermination dans des zones reculées, l’élimination des témoins et la destruction des preuves à la fin de la seconde guerre mondiale, qui a permis l’émergence de théories négationnistes l’assimilant à une « théorie du complot ».

Ce que nous disent la Shoah et la négation de la Shoah, c’est que l’élimination physique de millions d’êtres humains provenant de tous les pays d’Europe a pu rester largement masquée aux opinions publiques occidentales du fait du monopole de l’information et de la propagande de guerre dans les pays occupés, mais aussi, plus simplement, parce que beaucoup ne « pouvaient pas y croire » comme le dit Raymond Aron, parce que cela semblait tout bonnement inimaginable : «Les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus.»

L’administration de la vérité qui se met en place aujourd’hui, l’éradication de la dissonance cognitive, les revendications d’espaces « secure » et « safe » pour nos enfants et nous-mêmes, tout cela concoure à la fabrication d’une « xénophobie ordinaire » et nous rendra également incapables de savoir aussi bien que d’imaginer dans l’avenir…

Le problème réside ainsi dans la mise en place d’un système de censure et d’administration privé et opaque de l’information sur Internet en lieu et place de législations nationales faisant l’objet d’un débat politique et public, sous le prétexte de lutter contre les « fausses informations » ou le négationnisme. Ce régime de droit privé va contribuer à l’éradication du phénomène de dissonance cognitive permettant la constitution de l’esprit critique face aux manipulations et aux intoxications médiatiques, c’est à dire notre capacité à imaginer et à penser ce que nous considérons précisément comme impensable…

Guillaume Borel

Guillaume Borel est un analyste politique. Il est l’auteur de l’ouvrage Le travail, histoire d’une idéologie – Éditions Utopia: 2015. Il s’intéresse à la géopolitique, aux questions de macro-économie, de propagande et de manipulations médiatiques.

source : http://arretsurinfo.ch/