Ueli Gähler (Multiwatch) et Celso Barbosa (Mouvement des sans-terre du Brésil)
unis face à Syngenta. CKR
Monsanto a un frère jumeau en Suisse. La firme Syngenta s'attire les mêmes critiques que son aîné, et collectionne des « affaires », désormais réunies dans un livre noir.
Ce n'est pas un polar mais il en partage la noirceur. L'imposant ouvrage de 300 pages Le livre noir de Syngenta (1), rédigé par la coalition d'ONG et de syndicats Multiwatch (2), passe en revue les activités contestées de la multinationale domiciliée à Bâle. Ainsi que nombre d'affaires dans lesquelles s'est illustré ce champion de l'agroindustrie.
Parmi d'autres : la production de pesticides toxiques, dont le redoutable Paraquat, et leur impact sur la santé et l'environnement, son recours systématique au travail temporaire, sa responsabilité dans l'assassinat d'un paysan au Brésil (lire ci-dessous), son implication supposée dans le coup d'État de 2012 au Paraguay et son rôle probable dans l'hécatombe des abeilles en Europe et aux États-Unis (3).
C'est aussi à un portrait de la firme auquel se sont livrés les nombreux auteurs ainsi qu'à une histoire des résistances à ce mastodonte de la chimie agricole et des OGM. Si la propriété de la multinationale va prochainement passer aux mains de la firme chinoise Chemchina, pour un montant de près 44 milliards de francs, le siège de Syngenta devrait rester en Suisse. Le point avec Ueli Gähler, l'un des auteurs du livre pour Multiwatch, qui protestait encore mardi dernier à l'occasion d'une manifestation organisée pendant l'assemblée générale du groupe.
Comment définiriez-vous brièvement Syngenta?
Ueli Gähler : Une firme domiciliée en Suisse qui est devenue dans les années 2000 le premier producteur de pesticides au monde et le troisième fabricant de semences. Avec Monsanto, elle est le symbole de l'agriculture industrielle, et, pour nous, l'ennemi juré de la souveraineté alimentaire. Les trois quarts environ de ses activités sont consacrées aux produits phytosanitaires, un quart aux organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle a désormais pour premier objectif de disséminer les OGM et leurs pesticides associés à la Chine et à l'Afrique.
Qu'est ce qui vous semble le plus préoccupant dans les activités de la firme?
L'effet des pesticides sur la santé des travailleurs et des populations riveraines des champs et l'environnement est aussi documenté.
Oui, de nombreux cas de leucémies, problèmes respiratoires et de peau, malformations congénitales et affections du foie ont été constatés chez les paysans et dans les zones d'habitations proches des plantations arrosées par les pesticides. Le plus dangereux est Paraquat, un herbicide interdit dans 32 pays dont la Suisse, mais toujours commercialisé dans de nombreux pays du Sud (lire ci-dessous, ndlr).
Syngenta minimise la toxicité de ses produits. Pis, lorsque les collectivités locales essaient de protéger leurs populations, la multinationale leur met des bâtons dans les roues. Nous avons reçu en Suisse des représentants de communautés de l'île de Kauai, de l'archipel d'Hawaï, qui sont venus nous informer. Sous pression des habitants, leur parlement a décidé en 2014 d'imposer une zone tampon de 100 mètres entre les champs d'expérimentation OGM de Syngenta et les hôpitaux et les écoles ainsi que d'obliger la firme à dévoiler la nature et la quantité des pesticides. Syngenta a fait recours, n'hésitant pas à mettre en péril la santé des habitants. Or nous savons que la concentration des pesticides à cet endroit est particulièrement élevée.
Les agissements de géants comme Syngenta peuvent avoir des conséquences politiques de premier ordre. Quel a été le rôle de la firme Suisse dans le coup d'État au Paraguay?
Nous n'avons pas de preuve d'une participation directe au putsch de 2012. En revanche, il a été démontré que les organisations patronales paraguayennes y ont joué un rôle direct. Or, Monsanto et Syngenta en font partie et sont les premiers bénéficiaires du renversement du président Fernando Lugo, lequel voulait freiner les OGM dans son pays. Cette technologie concerne surtout le maïs et le soja qui sont produits en grande quantité pour être exportés afin de nourrir les animaux d'abattage ou de produire des agrocarburants. Il ne sert pas à alimenter les populations locales.
Vous dites que Syngenta fait elle-même de la politique. Comment ?
Premièrement, la firme finance les campagnes électorales de certains partis. C'est très clair aux États-Unis et à Hawaï. Ses activités de lobbying sont aussi importantes. A Bruxelles, elle dispose de cinq employés dédiés à cette tâche qui ont leurs entrées à la Commission européenne. Un autre dispositif qui me paraît redoutable, c'est le « revolving doors » (pantouflage) : Syngenta, comme d'autres multinationales, embauche de nombreux haut fonctionnaires ou responsables politiques quand ils en viennent à quitter leurs fonctions publiques. Un moyen de s'assurer de leurs appuis lorsqu'ils sont aux affaires.
Au-delà du cas Syngenta, c'est tout le système agro-industriel que vous remettez en cause, pourquoi?
Les désastres pour la nature, la santé et les paysans sont gigantesques. De surcroît, ce système n'a pas pour objectif de fournir des aliments, mais de créer davantage de profits pour les détenteurs de capitaux, En revanche on sait désormais que l'agroécologie peut répondre aux besoins de l'humanité. En 2008, un rapport de 500 scientifiques mandatés par les Nations unies et la banque mondiale4 a montré les progrès incroyables de cette nouvelle science écologique. Les travaux de l'entomologiste Miguel Altieri, de l'Université de Berkeley, qui préface notre livre, sont très encourageants.
Syngenta a été rachetée. Que cela change-t-il pour votre lobby en Suisse la concernant ?
Si Syngenta quitte la bourse suisse, nous aurons moins d'accès à l'information. Car c'est grâce aux rapports remis aux actionnaires que nous sommes mis au parfum des données internes à l'entreprise. Il est un peu tôt pour se prononcer car les effets concrets de ce rachat sur Syngenta restent à déterminer. Cela fait déjà un moment que ce n'est plus une entreprise suisse. La majorité des actions était déjà détenue par des investisseurs institutionnels étasuniens et anglais et non par des capitaux suisses.
Notes :
1. Multiwatch réunit une quinzaine d'organisations, dont la Déclaration de Berne, Alliance Sud, Swissaid, le CETIM, le SIT, Unia Berne, Attac, Solidar.
2. Le livre n'est pour l'instant disponible qu'en allemand sous le titre Schwarzbuch Syngenta, dem Basler Agromulti auf der Spur, Editions 8, 2016. Il sera traduit en anglais, puis en français. Peut être commandé au travers de la page Internet: www.multiwatch.ch
3. Syngenta produit des pesticides contenant des néonicotinoïdes, reconnus notamment par la revue Science en 2012 pour nuire aux abeilles.
4. Le rapport s'intitule «Évaluation internationale des connaissances, des sciences et des technologies agricoles pour le développement».